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Victoria University of Wellington Law Review

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Malogne, Gwendoline --- "L'education en Polynesie Francaise: Une socialisation a la Dependance ou a l'Independance?" [2001] VUWLawRw 41; (2001) 32(3) Victoria University of Wellington Law Review 803


L’ÉDUCATION EN POLYNÉSIE FRANÇAISE:

UNE SOCIALISATION À LA DÉPENDANCE OU À L’INDÉPENDANCE?

Gwendoline Malogne[*]

La politique éducative en Polynésie française occupe une place essentielle au sein de l'évolution statutaire de ce territoire d'outre-mer. Perçue à la fois comme un moyen de promotion sociale et un outil de développement territorial, l'éducation fait partie des compétences partagées entre l'Etat et le gouvernement de Polynésie française. Le maintien des diplômes nationaux s'accompagne d'adaptations limitées des programmes et des diplômes aux spécificités polynésiennes. Dès lors, le système éducatif risque d'engendrer une forme de " socialisation à la dépendance" et d'amplifier le processus d'occidentalisation de la société polynésienne.

La Polynésie française, Territoire d’Outre-Mer depuis 1946, a connu ces deux dernières décennies différentes dispositions statutaires allant, à chaque étape, vers une plus grande autonomie vis-à-vis de l’Etat français. L’adoption de ces différents statuts s’est accompagnée de débats et d’interrogations quant à la finalité de l’évolution statutaire de la Polynésie française: cette évolution est-elle un rempart contre l’indépendance ou au contraire une étape préparatoire vers une indépendance progressivement perçue, selon les acteurs et les échéances, comme inéluctable?

La politique éducative, parce qu’elle inclut cette perspective d’avenir et qu’elle concerne la majeure partie de la population (élèves, parents, enseignants), est au cœur de cette problématique. Vécue comme un moyen de promotion sociale, l’éducation est aussi perçue comme un outil de développement du territoire. La charte de l’éducation adoptée par l’assemblée territoriale en 1992 et ayant comme objectif de fixer «les orientations essentielles à partir desquelles la société polynésienne construira au fur et à mesure le système éducatif le mieux adapté à ses besoins et à sa population» prônait ainsi «une éducation pour une société en devenir (..) les défis que nous réserve l’avenir nécessitent des hommes formés, préparés à assumer l’évolution des conditions économiques, sociales et culturelles de la société polynésienne ouverte sur l’extérieur. Ils sont capables d’initiatives pour assumer avec imagination et assurance un rôle actif de citoyens responsables, au sein de la communauté ou au sein d’un univers qu’ils auront librement défini et accepté».

Nous analyserons dans un premier temps la répartition des compétences entre l’Etat et le Territoire dans le domaine éducatif avant de voir dans un second temps en quoi le système éducatif polynésien présente des formes complexes de socialisation.

I L’ÉDUCATION: UN SECTEUR AU CŒUR DU PARTAGE DE COMPÉTENCES ENTRE L’ETAT ET LA POLYNÉSIE FRANÇAISE

Le partage de compétences entre l’Etat et la Polynésie française est actuellement déterminé par la loi organique n° 96-312 du 12 avril 1996 portant statut d’autonomie de la Polynésie française: la compétence de principe appartient au Territoire et l’Etat ne détient que des compétences d’attribution.[1] Le cadre général de la politique éducative calqué sur le modèle métropolitain s’accompagne toutefois de quelques dispositions spécifiques au territoire.

II LE CADRE GÉNÉRAL DE LA POLITIQUE ÉDUCATIVE

Les dispositions juridiques relatives à la politique éducative font l’objet d’une convention décennale particulière signée entre l’Etat et le Territoire destinée à adapter au mieux les conditions de fonctionnement du système éducatif en Polynésie française aux caractéristiques du territoire.

La convention n°214-99 du 19 juillet 1999 relative à l’éducation en Polynésie française reprenant dans les grandes lignes les dispositions de la convention antérieure du 31 mars 1988, précise dans le titre I (De l’enseignement) que «les enseignements préélémentaires et élémentaires ainsi que l’enseignement du second degré (..) sont organisés par le Territoire» sous réserve de dispositions particulières. «Les enseignements post-baccalauréats délivrés dans les lycées relèvent de la compétence du ministre de l’éducation nationale» (l’Etat). Un premier partage de compétences s’effectue donc à l’intérieur du champ éducatif selon une logique de niveaux.

Le titre II de la convention (Des agents) rappelle que c’est l’Etat qui met chaque année à la disposition de la Polynésie française les agents relevant de son autorité nécessaires au fonctionnement du service public de l’éducation en Polynésie française. Le Territoire de la Polynésie française assure quant à lui les dépenses de fonctionnement et d’équipement, de construction et de reconstruction des établissements scolaires du second degré. Le Territoire reçoit à ce titre une dotation globale de fonctionnement de l’Etat déterminée en fonction de l’évolution des effectifs, et une participation financière de l’Etat aux opérations d’équipement et de construction des établissements scolaires (Titre III).

La participation financière de l’Etat est donc déterminante en matière éducative. Ainsi en 2000, sur un budget de 45 milliards de FCP, l’Etat participe à hauteur de 41 milliards. La lettre de l’Etat du mois de mai 2000 récapitulait les dépenses réelles de 1999: l’éducation nationale avec un total de 40.4 milliards de FCP représentait le plus gros poste budgétaire de l’Etat, soit un tiers (32.9%) des dépenses de l’Etat en Polynésie française devant les dépenses de défense nationale (25% du budget de l’Etat). Ce coût budgétaire est composé en majeure partie des traitements des fonctionnaires de l’Etat et du Territoire.[2]

Les dépenses de l’Etat en matière éducative s’accompagnent d’un droit de regard relatif au domaine de compétence dévolu au Territoire. Alors que les enseignements post-baccalauréats assurés dans les lycées et leur sanction relèvent du ministre de l’éducation nationale, les enseignements préélémentaires, élémentaires et du second degré sont organisés par le Territoire. La différence sémantique vaut d’être soulevée: le Territoire n’a pas dans son domaine d’attribution une compétence pleine et entière, et ce principalement en matière d’organisation des examens de niveau national.[3] L’organisation des examens de niveau national, bien que de compétence territoriale, doit recevoir l’approbation préalable du vice-recteur, représentant de l’Etat en matière éducative. Cette organisation spécifique s’accompagne d’une dérogation juridique importante puisque les lois et règlements métropolitains ne sont pas applicables de plein droit en matière d’éducation en Polynésie française, à l’exception de ceux qui sont relatifs aux examens.

La convention Etat-Polynésie française de 1998 précise dans son article 3 que:

l’Etat est garant de la valeur des diplômes nationaux sanctionnant les formations dispensées dans l’enseignement secondaire. À ce titre, le choix des sujets, la constitution des jurys délivrant les diplômes nationaux et la désignation de leur président relèvent de la compétence du vice recteur. L’organisation matérielle des examens, y compris ceux conduisant à la délivrance des diplômes nationaux est la charge de la Polynésie française.

Ainsi, un deuxième partage de compétences s’effectue à l’intérieur du champ éducatif précédemment dévolu au Territoire: concernant le second degré, le Territoire organise et l’Etat, représenté par le vice-recteur contrôle et valide. Cette validation acquiert une dimension importante lorsqu’il s’agit de l’organisation des examens puisqu’en principe toutes les dispositions prises pour l’organisation de ces examens doivent être soumises à l’approbation du vice recteur. La convention reste cependant peu précise quant aux types de décisions prises par le Territoire qui doivent être soumises pour approbation préalable au vice-recteur, elle n’indique pas non plus les délais dans lesquels cette validation des dispositions du Territoire doit intervenir, ni comment interpréter le silence du vice-recteur.

La ligne de partage des compétences est donc difficilement identifiable, elle change au gré des circonstances et des fonctionnaires en poste. Ces imprécisions conventionnelles peuvent être également perçues comme une marge de manœuvre indispensable dans un environnement juridique et statutaire en évolution permanente. En l’absence de règles précises, les dispositions du Territoire soumises pour approbation sont les actes importants qui ponctuent la préparation des examens (calendriers, constitution des jurys et choix des sujets) mais cette approbation préalable, faute de moyens et de temps, reste parfois une approbation purement formelle. En effet, le corps d’inspection de l’Etat n’est pas suffisamment étoffé pour répondre à la fois aux besoins de l’Etat, du corps enseignant et du Territoire, qui recherche des compétences techniques et par disciplines notamment pour la formation de son corps enseignant polynésien et pour la préparation des sujets de niveau V.[4]

Tout se passe comme si l’Etat en transférant une partie de ses prérogatives en matière éducative et en conservant un droit de regard sur ces compétences transférées ne s’était pas donné les moyens appropriés d’exercer ce droit de contrôle.

Les services administratifs de l’Etat (le vice rectorat) et du Territoire (la direction des enseignements secondaires) étant situés sur le même emplacement géographique, la distinction précédemment opérée entre les deux entités juridiques s’accompagne d’une proximité géographique qui favorise les relations humaines et la personnalisation des rapports professionnels. Cette continuité géographique entre les services de l’Etat et du Territoire brouille la distinction préalablement établie entre les deux entités juridiques. L’approbation a posteriori des dispositions prises par le Territoire peut du fait de cette proximité géographique se transformer en avis informels ou conseils donnés a priori et éviter de fait une désapprobation qui compte tenu des impératifs du calendrier des examens retarderait et compromettrait leur bon déroulement.

III LES SPÉCIFICITÉS TERRITORIALES EN MATIÈRE ÉDUCATIVE

Les examens sont à la fois la condition d’obtention de diplômes reconnus au niveau national et la sanction d’une formation dispensée sur plusieurs années. À partir du moment où le Territoire a souhaité que les diplômes délivrés soient des diplômes nationaux, les mesures d’adaptation des programmes et des structures sont relativement restreintes.

Le Territoire de la Polynésie française a souhaité continuer à délivrer des diplômes nationaux. Ce choix s’explique par différentes raisons. Premièrement, les diplômes reconnus sur l’ensemble du territoire national permettent à leurs titulaires, et notamment aux bacheliers, de poursuivre leurs études en métropole, et pour certains d’entre eux à l’étranger. Deuxièmement, les enseignants du second degré mis à disposition du Territoire de Polynésie française par l’Etat, pour une durée de deux ans (renouvelable une fois)[5] sont des enseignants provenant de Métropole qui ont donc la connaissance et la pratique exclusives des programmes nationaux.

En fait le maintien d’examens et de diplômes nationaux est davantage dû à l’absence d’alternative viable qu’à un véritable choix politique. Outre les raisons précédemment évoquées, il est indispensable de rappeler que la mise en place de nouvelles formations est extrêmement longue, complexe et coûteuse. La technicité que nécessite l’élaboration in extenso de nouveaux référentiels, à actualiser fréquemment en ce qui concerne l’enseignement professionnel, ne peut se faire à l’heure actuelle qu’au niveau du ministère de l’éducation nationale. La diversité des formations proposées sur le territoire serait sans commune mesure si ces formations devaient être élaborées entièrement sur le territoire. À titre d’exemple, en juin 2000 les élèves scolarisés dans les établissements du second degré en Polynésie française avaient le choix entre 18 CAP, 27 BEP, 3 baccalauréats généraux,[6] 10 baccalauréats technologiques[7] et 8 baccalauréats professionnels.[8]

L’adaptation des formations et des structures s’effectue dans le respect du cadre général du système éducatif métropolitain. L’adaptation des programmes concerne en majeure partie le programme d’histoire géographie et d’instruction civique. Ainsi, en classe de troisième de collège, l’enseignement de l’instruction civique laisse une grande place à la connaissance des institutions du territoire. En classe de première et de terminale de baccalauréat technologique, l’histoire des nationalismes et indépendances en Asie et en Afrique depuis 1945 s’étend à l’Océanie ; en géographie l’étude de la population de la Chine et de l’Inde est remplacée par l’étude de la population de l’Océanie.[9] Nicolas Sanquer, ministre de l’éducation et de l’enseignement technique depuis 8 ans en Polynésie française reconnaissait lui-même les limites de ce dispositif puisqu’il déclarait dans un entretien au quotidien la Dépêche de Tahiti du 20 août 2000: «nous avons adapté récemment les livres d’histoire géographie, de science et d’instruction civique. Nous ne pouvons pas aller plus loin. Les mathématiques sont universelles et la langue française est la même partout. Par contre, j’ai demandé au personnel enseignant d’adapter les méthodes d’enseignement». Sans être adaptés, certains programmes ont été élaborés en laissant une grande place aux textes, poèmes et illustrations polynésiens: il s’agit des programmes de français de la sixième à la quatrième, qui ont fait l’objet de livres spécifiques.

L’adaptation des programmes s’accompagne de la mise en place de structures propres à la Polynésie française :[10] les CETAD ou centres d’éducation aux technologies appropriées au Développement, créés par le ministère de l’éducation nationale dès 1980, conduisent à des formations de niveaux V: les CAPD ou certificat d’aptitudes professionnelles au développement. Ces structures distinctes mais néanmoins rattachées aux collèges, qui scolarisent en 2000 quelques mille élèves, sont destinées à fournir aux élèves scolarisés des îles éloignées une formation professionnelle polyvalente en trois ans, adaptée aux besoins de développement des îles, comme la gestion de petites pensions de familles, la gestion de petites exploitations rurales ou la gestion en milieu marin. Actuellement un projet de BEP au développement est à l’étude au ministère de l’éducation nationale, il permettrait d’offrir une possibilité de poursuite d’études aux titulaires de CAPD, sans quitter pour autant leur île d’origine.[11]

L’adaptation des programmes, dépendant du corps d’inspection de l’Etat, de même que la mise en place de structures éducatives originales, prise par arrêté ministériel, montrent que la prise en compte des spécificités territoriales dépend elles aussi des compétences étatiques. Surtout, ces structures spécifiques s’adressent en priorité aux élèves en difficulté scolaire: les CETAD sont ainsi destinés à des «élèves de plus de 13 ans dont les compétences ne peuvent pas toujours s’épanouir dans le système traditionnel».[12] À côté des CETAD, existent les centres des jeunes adolescents (CJA). Créés par délibération de l’assemblée territoriale en 1981, ces structures du premier degré doivent permettre «aux élèves en difficulté scolaire de poursuivre leurs études au moins jusqu’au terme de la scolarité», qui est passé de 14 ans à 16 ans en 1992. La scolarité est sanctionnée par un diplôme territorial de niveau V non reconnu par l’Etat et pour les meilleurs d’entre eux par l’obtention du certificat de formation générale.[13]

Les structures spécifiques au territoire sont donc des structures destinées aux élèves en situation d’échec scolaire, ce qui sous entendrait que les structures destinées en France aux élèves en difficulté scolaire ne seraient que partiellement transposables en Polynésie française. En d’autres termes, le contexte local est invoqué pour expliquer l’échec scolaire mais il n’est pas mis en avant pour expliquer la réussite scolaire. La réussite scolaire est d’abord perçue comme le signe d’une intégration réussie dans un monde «ouvert», c’est-à-dire dans le contexte étudié, dans un monde à dominante francophone.

IV LE SYSTÈME ÉDUCATIF, FACTEUR D’OCCIDENTALISATION DE LA SOCIÉTÉ POLYNÉSIENNE (1)

Nous analyserons les définitions préalables du terme de «socialisation» avant d’analyser dans un second temps en quoi le système éducatif polynésien engendre une accélération du processus d’occidentalisation de la société polynésienne.

V DÉFINITIONS PRÉALABLES

La socialisation peut se définir comme «étant le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise tout au cours de sa vie les éléments socioculturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs et par là s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre»[14] La socialisation est tout d’abord «un processus d’acquisition des connaissances, des modèles, des valeurs, des symboles, brefs des «manières de faire, de penser et de sentir» propres aux groupes, à la société, à la civilisation où une personne est appelée à vivre».[15] La période la plus intense de la socialisation se situe de la petite enfance à l’adolescence, ce qui correspond à la période de la scolarisation.

Selon Guy Rocher, la particularité du système éducatif en milieu colonisé réside dans le fait que «le sous-système colonisateur cherche «à faire l’éducation» des membres du sous-système colonisé. Mais ce qui singularise cette forme de socialisation, c’est qu’elle fait pénétrer les socialisés dans une culture et une société qui leur restent toujours étrangères. Aussi n’a-t-elle finalement pas pour effet de socialiser à l’égalité mais bien plutôt à la dépendance. C’est une socialisation qui contribue à faire reconnaître et accepter l’autre sous-système, celui du colonisateur, non seulement comme différent du sien, mais aussi comme supérieur».

Certes, en Polynésie française, l’existence de deux sous-systèmes clairement distincts paraît difficilement identifiable. D’autres formes de socialisation existent et la charte de l’éducation reconnaît le rôle partiel de l’école en ce domaine.[16] Malgré tout, cette approche théorique a l’avantage de souligner l’écart culturel, linguistique et social auquel un enfant polynésien peut être confronté en entrant à l’école. Surtout, l’articulation de ces différents modes de socialisation pose problème en ce sens que ces derniers ne sont pas mus par les mêmes objectifs ni les mêmes méthodes éducatives. Alors que le milieu éducatif scolaire prône l’usage exclusif du français,[17] les milieux religieux et notamment protestants revendiquent le maintien du reo ma’ohi aux cultes, à l’école du dimanche et aux centres de vacances. Réussir à l’école, s’adapter au cadre scolaire ne signifie donc pas pour autant s’adapter à l’environnement social, familial et insulaire d’origine.

Le système éducatif polynésien a non seulement calqué les structures et les programmes du système éducatif métropolitain, mais il a aussi fait siennes les valeurs et les pratiques métropolitaines: l’importance excessive accordée au baccalauréat devenu le «seuil» à franchir pour s’assurer un emploi,[18] la forte hiérarchisation entre les filières et les établissements, la dévalorisation de l’enseignement professionnel et technique etc... Les parents d’élèves polynésiens ont parfois du mal à suivre la scolarité de leurs enfants et à s’initier aux subtilités des choix d’options et d’orientation.

VI LE SYSTÈME ÉDUCATIF, FACTEUR D’OCCIDENTALISATION DE LA SOCIÉTÉ POLYNÉSIENNE (2)

Le système éducatif contribue de façon significative à l’accélération des bouleversements économiques, sociaux et culturels de la société polynésienne notamment à travers le système d’enseignement du français et l’exode rural engendré par l’absence de structures scolaires du second degré dans les archipels éloignés.

L’apprentissage des langues, en l’occurrence le français et le tahitien (ou reo ma’ohi) est l’objet, depuis plusieurs années, de vifs débats en Polynésie française. La charte de l’éducation rappelle les objectifs fixés en 1992:

Pour les milieux polynésianophones, une approche pédagogique sérieuse de l’enseignement du reo ma’ohi, langue maternelle et du français, langue d’ouverture, doit être effective pour favoriser la structuration psychologique harmonieuse de l’enfant. Pour les milieux francophones, une pratique effective de la langue polynésienne doit être assurée.

Huit ans plus tard, cette distinction demeure d’actualité. À la question d’un journaliste souhaitant connaître les grands axes de la politique du premier degré, Nicolas Sanquer répond «Pour le premier degré, c’est la maîtrise du français, qui est notre langue d’enseignement et de promotion sociale. Le reo ma’ohi n’est pas oublié pour autant. C’est notre patrimoine, notre langue de cohésion sociale».[19] Pourtant, aujourd’hui les enseignants, anthropologues et linguistes[20] s’accordent à penser que la distinction entre polynésianophones et francophones n’est pas ou peu pertinente: désormais c’est une multitude de façons de parler qui, selon les lieux et les circonstances, fait appel aux vocabulaires et structures grammaticales des deux langues.

Cette «créolisation» de la langue s’accompagne du constat suivant: en mélangeant dès le plus jeune âge les deux langues, nombreux sont les élèves polynésiens qui ne maîtrisent correctement ni le reo ma’ohi, ni le français. Effectuant son étude aux Marquises, la linguiste et anthropologue Kathleen Riley, utilise de terme de «kids’ code-switching» pour décrire l’usage alternatif de vocabulaires et de structures grammaticales provenant de langues différentes:[21]

In particular, many Marquesans, pay at least lip-service to the presently perceived need to shore up their ancient language against the encroachment of French loans and «charabia», a term used to refer to the mix of simplified syntax and intrasentential codeswitching performed by most youth. The concern is that children are longer acquiring sufficient fluency in Marquesan and so are inserting the French learned at school into other settings out of pure necessity.

Ainsi, le système éducatif en faisant du français la langue de l’enseignement contribue à cloisonner les différents modes de socialisation des enfants de milieux polynésianophones. Il tend à favoriser les enfants dont les parents francophones peuvent suivre leur scolarité et à défavoriser les enfants qui n’ont pu faire l’acquisition intégrale d’une seule langue. Pierrot Faraire, instituteur à l’école primaire de Ahurei (Rapa) s’inquiète de l’échec scolaire des élèves rapa au collège de Tubuai et résume la situation en ces termes:

je me demande si les difficultés scolaires se retrouvent dès le primaire et j’essaie d’aborder le problème du contenu de l’enseignement. Je pense que c’est le milieu, l’environnement, ce n’est pas les maths qui posent problème. C’est plutôt en français qu’ils sont le moins bon parce qu’à Rapa, les parents parlent mal le français et donc les enfants le parlent mal aussi à l’école.

Cette situation n’est pas propre à Rapa, elle concerne une grande partie de la population et rappelle que c’est en voulant bien faire et faciliter la scolarité de leurs enfants que de nombreux parents se sont efforcés de parler en famille quelques bribes de français, contribuant par là même à l’essor des langages syncrétiques.

L’école est également accusée d’accélérer l’exode rural. La charte de l’éducation rappelle ainsi ce fait: «les cahiers de doléances ont maintes fois signalé les conditions de la scolarisation actuelle comme étant l’un des facteurs de l’exode rural». La Polynésie française est composée de 118 îles hautes ou atolls dont 65 habitées, réparties sur une superficie de 4 millions de km2 soit la superficie de l’Europe. Les conditions de scolarisation nécessitent de fait pour les îles les plus éloignées et les moins habitées un déplacement des élèves en âge d’être scolarisés au collège ou au lycée.[22] À l’exception de Raiatea (Iles Sous-le-Vent), tous les lycées sont situés sur l’île de Tahiti, qui regroupe à elle seule 68.6% de la population.[23] À titre d’exemple, les élèves de Rapa, qui comptait au dernier recensement de 1996 521 habitants, partent dès l’âge de 11 ans en sixième au collège de Tubuai, située à 700 km. Les élèves ne reviennent que trois fois par an en bateau sur leur île d’origine. Un pasteur en poste à Tahiti et originaire de Rapa résume le problème en ces termes: «Les enfants qui quittent Rapa, ils sont très perturbés, ils arrivent à Tubuai pas pour travailler, mais parce qu’il faut aller à Tubuai. Ils vont de surprise en surprise et après c’est l’échec».[24] La création d’un groupement d’observation décentralisé (GOD), qui permettrait de maintenir sur l’île les élèves scolarisés en sixième et cinquième, n’est pas envisageable compte tenu du trop faible effectif des élèves concernés. C’est par l’école qu’un grand nombre d’élèves polynésiens des archipels éloignés quittent la structure familiale et découvrent la vie au quotidien sur l’île de Tahiti en internat ou dans le cadre de la famille élargie. Si la réussite peut s’accompagner d’un retour sur l’île, l’échec est souvent vécu comme une honte qu’il faut cacher en restant sur Tahiti. L’institut national de la statistique et des études économiques explique la stagnation de la population aux îles Marquises et Australes en ces termes:[25]

Plus d’un marquisien sur dix a quitté l’archipel entre les deux recensements, et ce rapport dépasse une personne sur huit pour les habitants des Australes. Le manque de structures scolaires au-delà du secondaire dans ces archipels et les opportunités tant de formations que d’emploi «modernes» à Tahiti expliquent que plus de la moitié de ces émigrants ont entre 15 et 29 ans. Ce mouvement déjà constaté par le passé, se renforce particulièrement chez les 15-30 ans.

Aujourd’hui encore, l’exode est présenté et perçu comme un passage obligé pour ceux qui veulent réussir, obtenir un diplôme, un métier et revenir sur l’île. Les emplois les mieux rémunérés étant les plus prestigieux, c’est en toute logique que les postes de la fonction publique, qui bénéficient d’une rémunération à taux indexé, sont les plus recherchés.[26]

La politique éducative ne peut freiner l’arrivée des jeunes sur Tahiti, qui correspond également à l’allongement de la scolarité et à un meilleur taux de scolarisation des élèves. Actuellement, l’éparpillement de la population et l’étendue du territoire polynésien ne permettent pas d’envisager à terme la création des lycées dans les archipels éloignés.[27] Le ministre de l’éducation et de l’enseignement technique déclarait ainsi à propos des élèves des archipels éloignés, dans un entretien au quotidien la Dépêche du 15 juillet 2000:

il faut qu’ils aillent jusqu’au DNB. Ils ont la possibilité d’aller au collège (..) Maintenant à côté de chaque collège, nous mettons un CETAD pour aller jusqu’au niveau BEP (CAP) car nous estimons qu’avec ce diplôme, ils peuvent déjà s’en sortir. Arrivé au niveau Bac, il faut les faire venir (sur Tahiti). Les lycées là-bas, je ne peux pas. Il y aurait quatre élèves par section. Maintenant il faut que je fasse encore des internats et des centres d’accueil.

Les internats sont d’ailleurs une des nouvelles formes de socialisation engendrée par le système éducatif qui privilégie la compagnie des camarades du même sexe et du même âge au détriment de l’environnement familial. Cette période en internat est vécue différemment selon les âges, le sexe et la présence ou non de frères et sœurs dans la même structure d’accueil.

Si le système éducatif contribue au processus d’exode rural et de méconnaissance de la langue tahitienne, les alternatives au modèle actuel semblent faire défaut. Oscar Temaru, leader du parti indépendantiste[28] déclarait dans une revue anglophone: «le français restera comme première langue tant qu’il sera nécessaire pour une connaissance plus large et on s’attend à ce que la France - au travers de sa politique de la francophonie - continue à financer notre système d’éducation par des traités de coopération de développement remplaçant la convention de financement actuelle».[29]

Le débat ne porte d’ailleurs pas sur l’organisation et le contenu du système éducatif mais sur son mode de financement. En 1998, un premier bilan de la charte de l’éducation a été l’objet de vifs débats au sein de l’assemblée territoriale. Le rapport présenté par Le gouvernement du territoire, qui prône l’autonomie de la Polynésie française au sein de la République, mentionnait la participation déterminante de l’Etat en matière éducative en ces termes:

La dépense pour l’éducation en Polynésie française s’élève aujourd’hui à 40 milliards FCP, sur ce total (..) l’Etat paie 35 milliards, soit 87.5%. Imaginons un instant ce que deviendrait notre système éducatif sans cet apport indispensable. Que deviendraient nos enfants si demain nous étions indépendants? (..) Est-ce que nous irions mendier à l’ONU? (..) Ou bien allons-nous, comme certains de nos voisins fermer nos lycées, nos collèges et peut-être même nos écoles, faute de moyens pour les faire fonctionner? Vous le savez, l’éducation est à la base de tout développement de la société. Accepterons-nous la décadence certaine qu’entraînerait l’indépendance? Ce n’est pas ce que veulent les Polynésiens.

Le leader du parti indépendantiste répondit qu’il s’agissait d’une politique d’intimidation:«quand il y aura l’indépendance, nous aurons et nous avons déjà eu la confirmation, de la droite et de la gauche, que les flux financiers seraient maintenus au titre d’accords de coopération avec la France», ce à quoi le président du gouvernement répondit «Mais oui, Monsieur Temaru, le pouvoir socialiste dira oui à la coopération, mais au lieu d’avoir 35 milliards, vous aurez quelques miettes, peut-être un milliard comme le Vanuatu...».

Cet échange verbal est révélateur de la façon dont l'aspect financier empêche toute autre forme de débat. Tout se passe comme si la question des liens tissés avec la France et notamment les liens institutionnels et financiers, étaient devenue l’objet unique et essentiel de tous les débats politiques, illustrant en ce sens le processus décrit par Guy Rocher: «On peut considérer la société colonisée comme étant située à la périphérie d’un cercle dont la société colonisatrice métropolitaine serait le centre. La colonie souffre à la fois d’être éloignée et d’en être dépendante». La socialisation est un processus qui se déroule tout au long d’une vie, la vie politique et publique contribue à entretenir, et par là même à légitimer, cette socialisation à la dépendance initiée à l’école.

Le modèle de socialisation institué à l’école contribue, notamment pour les élèves des îles éloignées et non francophones, à faire prendre conscience dès le plus jeune âge des décalages et écarts linguistiques, géographiques et culturels constitutifs de la société polynésienne d’aujourd’hui. En ce sens, ce modèle de «socialisation à la dépendance» est perçu désormais comme un passage obligé pour l’enfant et qui perdure jusqu’à l’adolescence, une étape «initiatrice» devenue indispensable, pour comprendre, et le cas échéant, approuver ou rejeter l’occidentalisation des modes de vie en Polynésie française.

EDUCATION IN FRENCH POLYNESIA: A SOCIALISATION IN DEPENDENCY OR INDEPENDENCE?

Educational policy in French Polynesia occupies an essential place within the statutory evolution of this overseas territory. Perceived at the same time as a means of social advancement and as a territorial development tool, education forms part of the authority shared between the State and the government of French Polynesia. The maintenance of the national diplomas is accompanied by limited adaptations of the programmes and the diplomas to Polynesian specificities. Consequently, the education system is likely to generate a form of "socialisation to dependence" and to amplify the process of occidentalisation of the Polynesian society.


[*] Doctorante en anthropologie sociale à l’EHESS.

[1] Les compétences qui restent étatiques sont liées à la souveraineté nationale: relations extérieures, défense, justice, monnaie.

[2] Les dépenses de personnel s’élevaient à 34 millions de FCP en 1999.

[3] Examens nationaux: Diplôme National du Brevet, Certificat d’Aptitude Professionnelle, Brevet d’Etudes professionnelles, Baccalauréats général, technologique et professionnel.

[4] CAP et BEP.

[5] La durée des séjours des personnels enseignants mis à disposition auprès du gouvernement de la Polynésie française a été ramenée de trois à deux ans par les décrets n°96-1026 et 96-1027 du 26 novembre 1996.

[6] Baccalauréat général: séries littéraire, économique et sociale et scientifique.

[7] Baccalauréats technologiques: hôtellerie, sciences médico-sociales, sciences et technologies tertiaires (4 options) sciences et technologies industrielles (4 options).

[8] Baccalauréats professionnels: restauration, secrétariat, commerce, comptabilité, services, Maintenance des Systèmes mécaniques Automatisés, Construction Bâtiment Gros Œuvre, Bâtiment Etude de Prix.

[9] Voir pour les programmes officiels le Bulletin officiel de l’éducation nationale n°12 du 29 juin 1995.

[10] Des structures comparables existent également en Nouvelle-Calédonie.

[11] Depuis 1998, les CETAD accueillent également des élèves en difficulté scolaire qui à la fin de la sixième se voient proposer une formation artisanale adaptée au contexte local, et validée par un diplôme territorial. Ce diplôme territorial, qui n’est pas actuellement reconnu au niveau national (mais la demande d’habilitation a été transmise au ministère de l’éducation nationale), a été entièrement élaboré par l’inspection pédagogique du ministère de l’éducation et de l’enseignement technique polynésien. Ce certificat de formation professionnelle devrait à terme proposer trois options: sculpture sur bois aux Marquises, gravure sur nacre aux Tuamotu-Gambier et tressage aux Australes. Cette formation expérimentale s’adresse à un effectif réduit ; ils étaient moins d’une dizaine à avoir passé l’examen option gravure sur bois aux Marquises à la session de juin 2000.

[12] Présentation des CETAD sur le site internet du ministère de l’éducation et de l’enseignement technique (mise à jour le 10 décembre 2000).

[13] En 1999, le vice recteur a émis des réserves sur la poursuite de ce dispositif: en effet, les élèves de CJA sont des élèves du premier degré, dont les structures et le corps enseignant ne font pas l’objet d’un contrôle de la part de l’Etat alors que le certificat de formation générale est un diplôme reconnu par l’Etat, dont une partie des notes s’obtient par contrôle en cours de formation au sein de l’établissement.

[14] Rocher G Introduction à la sociologie générale tome 1: L’action sociale (Éditions HMH, coll, Points sciences humaines, Paris) 132 et suivantes.

[15] Idem.

[16] « La société tout entière doit devenir éducative. Pour atteindre ce but, les autorités politiques, administratives éducatives, sociales, associatives et religieuses, agissent ensemble pour que les enfants d’aujourd’hui soient demain, dans leur vie, les artisans du devenir de leur pays».

[17] Le tahitien est dans ce cadre éducatif métropolitain assimilé à une « langue régionale» et ne peut de ce fait être choisi comme « langue étrangère» par les élèves de collège qu’au titre « de deuxième langue vivante».

[18] Extrait de la Dépêche de Tahiti du 15 juillet 2000: « Quand on interroge le ministre sur les raisons de ces bons résultats, Nicolas SANQUER n’hésite pas à désigner les premiers intéressés, « je pense qu’il y a une prise de conscience des jeunes. J’en vois quelques-uns revenir après leur service militaire. Ils savent que le seuil maintenant c’est le bac. Il faut être diplômé, car c’est plus facile pour trouver un emploi».

[19] La Dépêche de Tahiti du 26 août 2000.

[20] Voir notamment à ce sujet la thèse d’anthropologie d’Edgar Tetahiotupa: Bilinguisme et scolarisation en Polynésie française (Université de Paris I Panthéon-Sorbonne UFR, Histoire de l’art et archéologie, 1999).

[21] Riley K, Choice or Necessity? Kids’ code-switching in the Marquesas, French Polynesia (document de travail, 1997).

[22] Certains élèves des Tuamotu et des Marquises doivent parfois même se déplacer dès le primaire: entre 1994 et 1997, les effectifs des élèves internes du premier degré étaient de l’ordre de 300 élèves par an.(cf. ITSAT 1998, les tableaux de l’économie polynésienne 1998, Papeete: p 102).

[23] Selon les données du dernier recensement de 1996 la population totale de la Polynésie française est de 219 521 habitants, celle de Tahiti et de Moorea de 162 686 habitants et celle de la zone urbaine allant de Mahina à Paea de 115 759 habitants soit 52.7 % de la population.

[24] Entretien du 11 décembre 2000.

[25] INSEE-ITSTAT, 1999, Résultats du recensement général de la population de la Polynésie française du 3 septembre 1996, Paris-Papeete, premier volume: p 70.

[26] Dans les îles éloignées, il s’agit principalement et par ordre d’importance des postes d’instituteurs, d’agents et surveillants dans les collèges, des postes dans les municipalités, les services territoriaux ou de l’Etat: postiers et infirmiers.

[27] Un projet de construction d’un lycée professionnel « décentralisé» est actuellement à l’étude concernant l’archipel des Marquises: la première phase concernerait les îles de Ua Pou et de Hiva Oa et la seconde phase l’île de Nuku Hiva. Il s’agirait de créer des classes dispensant des formations de BEP et CAP, qui seraient construites en extension des collèges existants.

[28] Oscar Temaru est également maire de la commune de Faa’a, commune limitrophe de Papeete.

[29] Publié dans le magazine « indigenious affairs» IWGIA, Copenhague, mars 2000 traduction A.d.P publié dans Tahiti - Pacifique magazine n°112 du mois d’août 2000.


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